Développer la Force : le point de vue d’un grand entraîneur – 2ème partie
Suite et dernière partie de l’entretien consacré au développement de la force (propos de Maurice Houvion).
Peut-il y avoir une influence négative du développement de la force sur la maîtrise technique ?
Absolument. Si le travail de force n’est pas réalisé de manière intelligente, après une analyse objective de ce que l’on veut atteindre, cela peut générer un développement déséquilibré par rapport à la coordination, à la souplesse, et occasionner une perte d’amplitude ou d’habileté gestuelle.
Les athlètes qui s’entraînent avec un objectif unique de développement de la force, persuadés d’un transfert direct lorsqu’ils vont faire de la technique, courent droit à la catastrophe. Ils produisent des contractions parasites qui nuisent au rendement, leur geste technique devient étriqué, comme s’ils conduisaient leur voiture le frein à main serré … J’ai connu notamment le cas d’un sauteur de très haut niveau qui a consacré tout un hiver au développement de sa force. Au printemps, il était devenu très fort des bras, des cuisses … mais il avait perdu ses repères, son feeling. Il a été obligé de sauter avec des perches plus dures, ce qui a généré des traumatismes parce que son geste était raide. Il a finalement dû mettre un terme à sa carrière à cause de contractures et de claquages consécutifs à ces traumatismes.
C’est une question d’équilibre : si l’on développe son potentiel physique, dont la force fait partie, il faut en même temps développer l’utilisation de ses moyens physiques. De même, lors du renforcement d’un groupe musculaire, il faut conserver en permanence l’équilibre entre le développement de l’agoniste et de l’antagoniste, de la souplesse de l’agoniste et de la souplesse de l’antagoniste.
Comment choisir une méthode d’entraînement ?
Tout d’abord, pour programmer un renforcement musculaire, il faut bien connaître l’activité qu’on enseigne. En saut à la perche, l’athlète cherche à produire par sa course une certaine énergie qu’il transmet pour fléchir son engin, de telle sorte qu’elle lui soit retransmise lorsque la perche reprend sa forme initiale. L’énergie développée est fonction du poids du corps, de la masse et de la vitesse, qui est le facteur le plus important. Lorsque le perchiste est placé sur sa perche, au retour, la force produite à l’appel et emmagasinée dans la perche pousse sur le poids de son corps. Il a donc intérêt à être fort sans pour autant que sa masse soit importante. On appelle force relative cette force qui doit être la plus grande possible par rapport au poids du corps.
Le perchiste réalise un geste technique complexe qui fait dire de lui qu’il est à la fois coureur, sauteur mais aussi gymnaste. Comme un gymnaste, il lui faut une force importante accompagnée d’une bonne coordination. Les méthodes d’entraînement doivent permettre de travailler tous ces aspects en parallèle, en conservant l’équilibre entre le développement de la force et le maintien (ou l’accroissement) de la souplesse, de manière à conserver l’amplitude et l’efficacité dans le geste. Il faut aussi un équilibre entre les agonistes et les antagonistes. Cette recherche de la force sous des formes très variées maintient l’appareil moteur performant.
On n’emploie pas non plus toujours les mêmes méthodes selon les périodes. Par exemple, en début de carrière ou lors de la reprise d’entraînement, le développement de la force se pratique sous formes de circuits. Ces circuits sont constitués de dix à douze ateliers qui font appel à tous les groupes musculaires intéressés. L’intensité des exercices est sous-maximale et leur cadence peut avoir son importance dans la mesure ou l’on souhaite conjointement un impact sur la force et l’endurance. C’est ce qu’on appelle, au niveau méthodologique, les efforts répétés.
Vous avez conçu une sorte de circuit de musculation ?
Ce circuit fait appel à tous les groupes musculaires intéressés dans le geste technique et à toute la musculation d’assistance : abdominaux, dorsaux … J’installe un espalier, un appareil pour les dorsaux, une barre de développé couché pour la ceinture scapulaire, une corde pour les grimpés et une barre fixe pour les renversés. Au niveau des jambes, trois groupes musculaires sont essentiellement sollicités : les extenseurs des membres inférieurs (cuisses et pieds) et les fléchisseurs des membres inférieurs, sans oublier les antagonistes et les redresseurs du pied. Là encore, j’installe un atelier spécifique pour chacun des ces groupes musculaires, et j’ajoute des exercices de souplesse, d’habileté ou d’acrobatie.
Puisqu’on parle de méthodes, il y a aussi une caractéristique de l’entraînement à laquelle il faut faire particulièrement attention : il s’agit de la continuité. Rien ne vaut un entraînement continu, qui n’est pas haché par des coupures dues à des incidents ou des blessures. C’est pour cela que je n’utilise qu’avec parcimonie certaines méthodes de développement de la force, tout simplement parce que leur pouvoir traumatique est aussi important que leur efficacité.
La pliométrie en fait-elle partie ?
Effectivement, je suis davantage partisan des méthodes dites douces, qui permettent un entraînement continu. Au saut à la perche, par exemple, une zone du corps est particulièrement sollicitée : la partie dorso-lombaire. Il faut prendre beaucoup de précautions parce qu’au moment du décollage, des micro-traumatismes peuvent entraîner des lésions des nerfs sciatiques ou des irritations. Ces irritations vont à leur tour susciter des contractures, qui peuvent elles-mêmes se transformer en claquages …
Les perchistes que j’entraîne ne sont plus victimes de claquages depuis que je fais de la prévention. je privilégie le gagnage de tout le tronc, abdominaux et dorsaux, qui maintient l’ensemble de la colonne vertébrale. J’évite les exercices traumatisants tels que les squats qui, en ajoutant une charge lourde au niveau lombaire, augmentent les risques de blessure. On peut les remplacer par d’autres exercices, comme par exemple le développement des jambes en presse oblique.
Une méthode telle que l’éléctro-stimulation est-elle une voie exploitable ?
Un athlète comme Jean Galfione a toujours refusé de s’en servir, même si ça pouvait lui faire gagner du temps dans le développement de tel ou tel groupe musculaire. A ses yeux, c’était quelque chose d’artificiel, qu’il assimilait à du dopage. Pour ma part, même si je ne m’en suis jamais servi, je n’ai pas vraiment d’avis arrêté. ce que je déplore dans l’électro-stimulation, c’est l’ennui qu’elle engendre. cette passivité me gêne un peu. J’aime le mouvement. Je veille à toujours développer la force dans l’exécution d’un mouvement. Cela dit, dans le cas particulier d’un athlète blessé, cette méthode de musculation, presque médicale, a toute son utilité pour au moins maintenir un système en fonctionnement.
N’y a-t-il pas le risque d’une perte de l’intelligence du mouvement ?
Bien sûr. De même que si l’on ne fait que de l’isométrie, on ne travaille plus l’intelligence musculaire. l’équilibre étant le premier principe à respecter, toute approche unique porte en elle ses limites.
La place à accorder à l’entraînement de la force est-elle identique à tous les niveaux de pratique ?
Non. Il est par exemple évident qu’on ne va pas imposer des exercices de force importants à des débutants. Par contre, la force a sa place à toutes les étapes de la carrière de l’athlète. Lorsqu’un jeune débute en saut à la perche, il est indispensable de commencer, par souci préventif, à lui renforcer les abdominaux, les dorsaux, les muscles autour des articulations, de manière à éviter les traumatismes propres à cette pratique. En outre, les transmissions d’énergie qui partent du sol et se transmettent à la perche passent par une chaîne d’impulsion qui, si elle est bien gainée, bien solide, rend le geste plus efficace. Progressivement, chez les athlètes qui se spécialisent, un certain nombre d’éléments techniques, comme le renversé , exigent une force importante. Au fur et à mesure que les problèmes se posent, on les résout en augmentant la force utile du sauteur.
C’est une évolution au cours de laquelle le développement de la force prend de plus en plus d’importance ?
Dans un premier temps, il ne faut pas utiliser de poids additionnels. L’effort que représente les abdominaux ou les dorsaux doit être dosé en fonction du geste demandé. Les bondissements, qu’on pratique inévitablement avec des débutants, développent la force alors qu’il s’agit seulement de jouer avec le poids de son corps. Même si on n’appelle pas ça de la musculation, les enfants qui jouent à la marelle font l’augmentation de force. Et puis, progressivement, pour devenir un peu plus efficace, on peut choisir entre deux directions : travailler avec des poids additionnels ou avec le poids de son corps. La gymnastique, qui peut devenir une méthode de musculation sans poids additionnel, est particulièrement bien indiquée dans une discipline comme le saut à la perche.
Est-ce que les entraîneurs ont une connaissance suffisante des moyens du développement de la force ?
Cela dépend de leur formation. Ces connaissances s’acquièrent, mais il faut s’y intéresser, apprendre des méthodes, en faire soi-même aussi un petit peu. Tout entraîneur doit savoir quelle force est utile pour perfectionner sa spécialité.
Que penser de la tendance à séparer les rôles entre responsables de la préparation technique et responsables de la préparation physique ?
Dans un sport individuel comme le mien, l’entraîneur doit être complet et unique. Il n’a pas besoin d’un préparateur physique, d’un technicien ou d’un psychologue. “Créer de l’entrain éternellement”, c’est la qualité fondamentale de l’entraîneur.
Que penser de cette tendance à rechercher le développement de la force ?
Je ne crois pas que ce soit une mode, je dirais que c’est une philosophie. Lorsqu’on est sportif, on doit l’être dans l’âme, et non pas uniquement sur un plan utilitaire. C’est une manière de vivre et j’aimerais convaincre un maximum de gens de suivre cette voie en vue de leur bien-être. Tout au long de la vie, l’activité physique est nécessaire si l’on veut éviter une déchéance quelquefois pénible, ou du moins la vivre le plus tard possible. Sur le plan purement physiologique, il faut faire fonctionner son organisme, et c’est vrai qu’une activité d’endurance est une excellente chose. Mais on peut faire de l’endurance et voir ses muscles se ramollir, avoir un bon coeur mais un squelette qui ne se tient plus. Il faut donc également inciter à une forme d’activité indispensable au maintien de sa force, au bon fonctionnement de ses muscles, parce que c’est d’abord ça qui va retarder le vieillissement. Conserver un certain tonus musculaire constitue une sorte de philosophie, une philosophie du plaisir, avec toutes les retombées psychologiques qui y sont associées.
Fin de l’entretien.